Parfois, il faut savoir laisser les mots sauvages
glisser, fatigués, le long des larmes amères ;
Savoir aimer ces malhabiles lamentations
émaillant de violence les longs moments de chagrin.
Laisser les sanglots enlacer l'âme malade,
laver les peurs ancrées et souillées de colère
pour l'éloigner, apaisée, des mornes tristesses
et laisser la confiance se lover prudemment
au creux de douces paroles de consolation.
Le vingt-quatrième et dernier des Lieder du cycle de Schubert est "le joueur de vielle" ("der Leiermann"), auquel notre voyageur demande s'il doit l'accompagner (dans l'au-delà) ou si le vieil homme veut emporter les chants du poète au rythme des tours de roue de son instrument.
Wunderlicher Alter, soll ich mit dir geh'n ?
Willst zu meinen Liedern deine Leier dreh'n ?
("der Leiermann" - Wilhelm Müller)
C'est sur cette incertitude que s'achève le voyage d'hiver de Franz Schubert et de Wilhelm Müller. Rappelons cependant que Wilhelm Müller, tout comme Franz Schubert ont survécu (peu de temps, certes mais assez pour continuer à créer) à leur propre voyage d'hiver et, à la veille du printemps, l'optimisme recommande peut-être de penser que la vie a eu raison des doutes, une fois encore...
Pour clore ce long voyage en hiver, une interprétation du "joueur de vielle" par l'admirable Thomas Quasthoff, accompagné au piano du non moins remarquable Daniel Barenboïm. De quoi remercier la vie d'être si talentueuse, assurément !
Faites de cléments rêves de paix intérieure !
Dans la froidure des jours sans lumière, dans la rigueur des nuits sans chaleur, le "Winterreise" de Wilhelm Müller, mis en Lieder en 1827 par un Franz Schubert toujours magistral, s'impose à notre fatigue, à nos doutes et à nos découragements passagers !
Sublimés par les métaphores puissantes, dignes du romantisme le plus exacerbé, ces vingt-quatre poèmes nous proposent un voyage intérieur à travers l'hiver de l'âme à bout de forces, qui souffre de l'abandon et de la solitude.
Ces compositions d'une rare violence, d'une rare puissance aussi, accompagnent, pas à pas, larme à larme, les soubresauts d'une errance douloureuse à travers vingt quatre paysages de solitude et de doute -parfois d'espoirs aussi, même timides-, comparables à vingt-quatre stations d'un vaste chemin de croix.
(puisqu'il n'y a pas mille et une nuits nuits en hiver ( Noël à New York, Schubert au balcon : le "voyage en hiver"continue. ), de grâce, ne soyons guère plus regardants sur le nombre d'états d'âme auxquels se trouve en proie un amoureux éconduit avant de retrouver courage, raison et détermination... ou peut-être pas.)
The Crow from Warren Criswell on Vimeo.
Chaleureusement merci à Warren Criswell pour son charmant message et son aimable autorisation. N'hésitez pas, au détour d'un clic de curiosité, à passer visiter son univers ! link
Quoi qu'il en soit et même si l'on est tenté de minimiser la portée testamentaire du "voyage d'hiver" pour Franz Schubert, comment rester insensible au déchirement de notre voyageur, dont le feu du désespoir tente vainement de faire fondre la gangue glacée d'une réalité implacable ?
Dans cet impitoyable combat, les larmes semblent des armes bien dérisoires, face à l'intransigeance glaciale du destin. Ce sont pourtant, semble-t-il, les seules dont dispose le coeur meurtri, perdu dans la tourmente des sentiments bafoués, en quête de consolation.
Lorsque des larmes gelées (« gefrorene Tränen » est le titre du troisième Lied) tombent des joues du voyageur submergé de chagrin, celui-ci s'interroge : « Et pourtant, vous sortez brûlantes de ma poitrine, comme si vous vouliez faire fondre toute la glace de l'hiver ». Entreprise désespérée, vouée par avance à l'échec mais a-t-il d'autres choix ? Et puis, ne faut il pas en passer par là ?
Gefrorene Tränen / Frozen Tears
Gefrorene Tropfen fallen / Frozen droplets fall
Von meinen Wangen ab ; / from my check ;
Ob es mir denn entgangen, / So could it have escaped me
dass ich geweinet hab ? / that I have been weeping ?
Ei Tränen, meine Tränen / Ah tears, my tears,
Und seid ihr gar so lau, / are you so very lukewarm
dass ihr erstarrt zu Eise / that you turn into ice
Wie kühler Morgengrau ? / like cold morning dew ?
Und dringt doch aus der Quelle / And yet you gush from the fountain
Der Brust so glühen heiss, / from my brast, so burning hot,
als wolltet ihr zerschmelzen / as if you were trying to melt
Das ganzen Winters Eis ! / the whole winter's ice !
Dans le Lied suivant ("Erstarrung"), de nouveau, le solitaire errant et désespéré ne renonce pas : il voudrait couvrir le sol de baisers et cherche à transpercer la glace et la neige de ses larmes brûlantes dans l'espoir d'apercevoir la terre, à la recherche d'un bourgeon, d'herbe verdoyante.
Ich will den Boden Küssen
Durchdringen Eis und Schnee
Mit meinen heissen Tränen,
Bis ich die Erde seh'"
Hélas, il lui faut bien se rendre à l'évidence : son coeur est comme gelé et l'image de la bien-aimée qu'il a perdue s'y contemple froidement...
Pourtant, c'est encore et toujours la même quête qui anime notre amoureux transi (transi de froid aussi) lorsqu'il laisse tomber quelques larmes dans la neige, Mais encore une fois, ce sera en vain car, à peine chacune de ses larmes touche-t-elle le sol, aussitôt est-elle aspirée par "les flocons gelés", avides de sa "douleur brûlante" ("Wasserflut" : "inondation")
Il vient cependant un moment où notre compassion s'impatiente : Ne faut-il pas un jour cesser enfin de pleurer, finit-on par se demander. Transcender la douleur à l'évocation d'un être cher que l'on a perdu, n'est-ce donc pas là le défi suprême que nous impose la vitalité ?
N'est ce pas un devoir envers nous-mêmes et aussi, peut-être, envers ceux qui nous aiment ? Car, au fond, à chaque pas arraché au sentier de la tristesse glacée, c'est un peu de lumière offerte à la tendresse des autres êtres qui nous sont chers, des êtres qui sont encore là et qui n'attendent que de nous accueillir à bras ouverts. Welcome back home !
Gardons précieusement de beaux souvenirs émus des amis qui nous ont quittés
mais sachons faire aussi de bienheureux rêves de chaleur retrouvée.
Il existe mille et une manières de voyager en hiver...
A condition toutefois d'aborder la traversée des mois sombres dans un élan d'emphase un peu précipité. Car, si l'on veut bien refaire les contes, même les hivers les plus rudes ne durent pas mille et une nuits...
La verve inattendue du journaliste et critique de film Roger Ebert, entraînant dans son enthousiaste sillage des vidéophiles passionnés, originaires des quatre coins de la planète (nous nous affranchirons aujourd'hui joyeusement, délibérément et sans complexes de toute rigueur scientifique, afin de ne pas brider la vivacité en alerte...) a de quoi aiguiser notre curiosité...
Lisez plutôt :
"This film deserves to win the Academy Award for best live-action short subject."
La certitude d'Ebert est impérieuse, son éloge est impérial !
"(1) Because of its wonderful quality. (2) Because of its role as homage. It is directly inspired by Dziga Vertov's 1929 silent classic "Man With a Movie Camera." (3) Because it represents an almost unbelievable technical proficiency"
source : ROGER EBERT'S JOURNAL ( link )
C'est donc à New-York que que je vous emmène passer les fêtes cette année. (Mais prenez la précaution d'emporter quelques vêtements chauds...)
NEW-YORK, December 26th 2010
Idiot with a Tripod from The Mutiny Company on Vimeo.
Brrrr ! Le fond de l'air est glacial, n'est-ce pas ?
Que diriez-vous d'une tasse de chocolat brûlant, pour vous réconforter ? A moins, bien entendu, que vous ne préfériez aujourd'hui un grog... américain, of course ? link
source de la photo : link
Néanmoins, lorsque l'hiver est aussi rude, il convient aussi parfois d'interrompre un moment le voyage, de faire une pause et de se prendre à rêver :
Rêve de printemps
Je rêvais de fleurs multicolores, de celles qui fleurissent en mai, Je rêvais de vertes prairies et du chant joyeux des oiseaux. Et lorsque les coqs se mirent à chanter, j'ouvris les yeux, il faisait froid et sombre, Les corneilles croassaient sur le toit.
Mais là, sur les vitres, qui donc avait peint ces feuillages ? Vous pouvez bien vous moquer du dormeur qui voyait des fleurs en hiver ! Je rêvais d'amour pour l'amour, d'une belle jeune fille, de coeurs et de baisers, de délice et de félicité. Et lorsque les coqs se mirent à chanter, j'ouvris mon coeur. Maintenant, je suis assis là, seul, et songe encore à mon rêve.
Je ferme à nouveau les yeux, et mon cœur bat, toujours aussi brûlant. Quand verdirez-vous, feuilles à ma fenêtre ? Quand tiendrai-je mon amour dans mes bras ?
Cette traduction française du poème "Frühlingstraum", nous conduit de nouveau, sans hâte mais sans hésitation, résolument, vers Franz Schubert et son cycle du "Voyage d'hiver" ("Winterreise"), achevé à la fin de l'automne 1827.
Ce onzième Lied du cycle de Schubert (tandis que le poète Wilhelm Müller, lui, fait intervenir le "rêve de printemps" peu avant de conclure, ) occupe une place centrale pour le voyageur solitaire en quête "de la vie et de l'amour" *
Ne devrions-nous pas tous en faire autant ?
Faites de floconneux rêves d'amours voyageuses
et, bien entendu, passez d'heureuses fêtes !
* Wilhelm Müller avait publié les douze premiers poèmes de son cycle sous le titre : « Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten II: Lieder des Lebens und der Liebe. » ("Poèmes tirés d’un recueil abandonné par un corniste ambulant : poèmes de la vie et de l’amour")